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Vers l’Italie par le train

On a peine à imaginer ce que fut la fièvre ferroviaire qui s’empara du monde, du milieu du XIXe siècle au début du XXe. Dans cette frénésie de grands travaux, chaque sous-préfecture voulait sa ligne, chaque chef lieu de canton sa gare. Les projets de la responsabilité des états côtoyaient ceux qui intéressaient un canton. Mais ni l’État concédant ni les sociétés privées concessionnaires n’étaient prêts à aller partout où le vent du progrès en faisait appeler au chemin de fer. La loi organique de 1842, qui définissait un premier maillage des lignes qu’il était souhaitable de construire, laissait de côté les Hautes-Alpes ainsi que d’autres régions où l’activité économique était trop faible - en nombre de voyageurs et tonnes de marchandises - pour justifier un aussi énorme investissement.

Pourtant le duc de Valmy, dont la société avait obtenu en 1853 la concession de la ligne de Saint-Rambert à Grenoble envisageait de demander l’autorisation de la prolonger jusqu’à la frontière avec le Piémont. Toutefois la situation financière de la société ainsi que des présomptions de spéculation conduisirent au refus des pouvoirs publics. C’était la première intention proclamée de relier les deux pays. Dans le nord des Hautes-Alpes, le projet était suivi avec intérêt et un comité présidé par le sous-préfet s’était constitué.

Tout paraissait possible et les hommes ne doutaient de rien. Pourtant les techniques de percement de tunnels et de souterrains étaient encore rares et peu développées. Le tunnel du Fréjus fut leur premier banc d’essai sur une longue distance. Les mises au point des machines durèrent deux ans, de 1855 à 1857, après quoi le chantier démarra vraiment et la ligne fut mise en service en 1871. La politique aurait pu dresser des obstacles plus difficiles à surmonter que la dureté ou la friabilité de la roche, ou le rendement des perforatrices à air comprimé. Mais savoyards et piémontais au début des travaux, devenus français et italiens à leur terme, partageaient une même vision d’un monde veiné de lignes de chemin de fer.

Entrepreneur de travaux publics à Lyon et natif de Bardonnèche, Giuseppe Médail n’avait pas seulement proposé un tracé, il fut aussi dans plusieurs publications son ardent promoteur, insistant, dès 1841, sur l’urgence et détaillant, en bon géopoliticien, les différents réseaux en cours de constitution, au nord comme au sud de l’Europe. En sus du chantier, il faudrait aussi une action visant à convaincre certains concessionnaires de lignes d’abandonner des projets dont la réalisation détournerait du Fréjus une partie du trafic promis au tunnel, en persuader d’autres de les accélérer. « La percée des Alpes rendra la vie et l’activité, elle fera du port de Gênes le premier de l’Europe méridionale ». Il ne s’agit rien moins que de supplanter Marseille. C’est de la grande manoeuvre. Localement, il y a d’autres conséquences : « Abandonner la route actuelle du Mont-Cenis, après avoir percé les Alpes... »

Les routes étaient une des causes de la terreur inspirée par les « monts affreux ». Les réduire à l’état de tunnel, les franchir dans une confortable voiture, voilà de quoi captiver les populations de « l’Europe entière (qui viendront ) contempler les antres de ces gigantesques montagnes qui, depuis tant de siècles, ont été et sont encore la terreur des passagers ». Devant un aussi formidable enjeu, qui mobilise des moyens économiques tellement importants, envisager en même temps une autre percée, sous le Montgenèvre ou l’Échelle était, selon les circonstances, une distraction d’énergie ou une idée en réserve, comme une compensation en cas d’échec sous le Fréjus.

Versant français, la concession refusée au duc de Valmy n’impliquait pas la condamnation de tout projet. « Le passage des Alpes par Briançon (..) ne présente aucune difficulté sérieuse » dit le projet de loi adopté le 10 juin 1853. Et les premières études d’accès à la frontière, avant de penser au tunnel, diligentée en 1855-1856, proposèrent deux tracés, l’un par le Drac, l’autre par la Romanche.

Après des débuts tonitruants, l’industrie ferroviaire connaît, à partir de 1850, sa première crise. Trop de projets concurrents, trop de spéculation financière aboutissent aux premières faillites et aux premières fusions. On se structure pour mieux se développer. Dans ce contexte, les projets les plus ambitieux ne sont pas prioritaires. Ainsi naît, en 1857, la compagnie PLM qui reçoit par la même occasion la concession de nouvelles lignes, dont la ligne de Gap à la frontière italienne, tunnel compris, à la condition, prévue par une clause spéciale, que le Piémont effectue sur son versant la jonction avec la frontière française. Après plusieurs espoirs déçus, on commence à y croire en Briançonnais.

Mais rien n’est simple. Du côté italien les forces sont accaparées par le percement du tunnel du Mont-Cenis et du côté français le PLM, qui vient de voir son réseau s’augmenter de plusieurs petites lignes peu rentables, montre un enthousiasme limité. Et, alors que le « tunnel des Alpes » était inauguré, le train arrivait seulement à Crest. Vinrent ensuite, par ordre chronologique, Aspres-Veynes, Veynes-Gap, Grenoble-Gap en 1875, Gap-Montdauphin-Briançon en 1883-1884, Crest-Die en 1885 et Die-Aspres en 1894.

Entre temps la concession du PLM avait été renouvelée et allégée en 1874. Les dirigeants de la compagnie changèrent de stratégie et poussèrent les négociations et les études. L’enjeu est désormais de servir le port de Marseille et d’accroître son rayonnement. Le tunnel du Mont-Cenis était un succès. En Suisse, le Saint-Gothard en construction (1872-1882) pouvait remettre en question les nouveaux circuits commerciaux. Sûr de son succès, le PLM proposait de prendre à sa charge la ligne de Briançon à la frontière et de rembourser à l’État les subventions perçues pour la ligne de Gap à Briançon si le raccordement avec l’Italie se faisait avant le 1er mai 1878. En prévision d’un important trafic international, on équipa la ligne de deux voies.

De part et d’autre on s’active. Un comité d’initiative se constitue à Turin en 1874. Des équipes d’ingénieurs travaillent sur les deux versants à deux tracés possibles, sous le col de l’Échelle ou sous le col du Montgenèvre. Le conseil municipal de Turin émet des vœux pressants pour cette réalisation, mais à Rome on manifeste peu de conviction. D’une part il y a d’autres percées en cours ou en projet. Gênes rivalise avec Marseille, mais aussi Trieste, seul port de l’empire Austro-hongrois. On entre dans cette période que les historiens ont appelé la « guerre des tunnels ». Peu à peu la situation diplomatique entre la France et l’Italie se dégrade, même si les gages d’amitié réciproque entre vallées voisines sont réitérés, jusqu’au point extrême, en 1882, lors de l’adhésion de l’Italie à la Triplice.

En 1880, voulant montrer l’absurdité d’une ligne débouchant sur rien, d’un cul-de-sac, le député Laurançon déposait un projet de loi pour porter le bout de la ligne à La Vachette, d’où l’on pourrait, selon les circonstances, opter pour le passage sous le Montgenèvre ou sous l’Échelle, « en attendant le jour prochain où la France et l’Italie (..) arriveront à l’entente commune pour assurer le raccordement définitif du chemin de fer avec le réseau italien ». À Turin, le message fut reçu favorablement et, le 4 juin 1883, se tint dans cette ville une grande réunion à laquelle participaient les élus, les représentants des chambres de commerce et des vallées intéressées. Elle ne suffit pas cependant à infléchir la position gouvernementale.

Espoirs déçus, enthousiasme, marasme... Puisqu’on ne pouvait passer sous la montagne, on pouvait tenter de la franchir par les cols. Les solutions plus légères ne manquaient pas. Des entrepreneurs se faisaient fort de relier Oulx à Briançon par une ligne à voie étroite ou encore par le système à rail central de l’ingénieur John Barraclough Fell.

Ce système, mis en oeuvre par le magnat ferroviaire T. Brassey, était particulièrement adapté aux lignes à fort pourcentage et à petit rayon de courbure. De 1868 à 1871, entre Saint-Michel de Maurienne et Suse, franchissant le Mont-Cenis, une ligne équipée du système Fell avait fonctionné jusqu’à l’ouverture du tunnel du Mont-Cenis. Malgré ses limites le système, amélioré par la suite sur d’autres lignes au Brésil et en Nouvelle-Zélande, se révélait efficace. Le projet ne paraissait pas irréalisable. La compagnie PLM, détentrice de la concession, y renonçait, laissant le champ libre aux entrepreneurs. Le tracé proposé, d’Oulx à Briançon (1885), suivait grosso modo celui de la route et comprenait plusieurs rebroussements. Mais le chantier, moins coûteux et moins important que celui d’un souterrain, aurait dû s’insérer dans l’intense activité de fortification qui animait les deux versants du col et les montagnes qui le dominent. Les deux Etats y mirent leur veto.

Quinze ans plus tard, en 1900, un groupe franco-italien propose un chemin de fer à voie métrique et à traction électrique. Sur le versant français, le projet se reliait à un autre, également à voie métrique, d’une ligne Bourg-d’Oisans-Briançon.

Mais ces « petits » projets, même s’ils ralliaient les sympathies et suscitaient beaucoup d’espoirs, ne pouvaient faire oublier l’autre, celui qui, à voie normale, relierait Briançon à Oulx ou à Bardonnèche par un tunnel sous le Montgenèvre ou sous l’Echelle. La situation politique entre les « soeurs latines » tendant à se normaliser, on pouvait désormais montrer de grandes ambitions et se détourner des solutions de compensation ou de dépit. Dans la province de Turin, Briançon-Oulx rallie tous les suffrages, même si à Rome et en Italie du nord on est plus nuancé, avec une demi-douzaine d’autres percées possibles.

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